WANG CHONG

WANG CHONG
WANG CHONG

Personnage d’un caractère abrupt, anticonformiste par vocation, pour ainsi dire, Wang Chong fut un esprit aussi original qu’intransigeant, et les difficultés auxquelles il se heurta toute sa vie furent le prix d’une liberté qu’il sut préserver jalousement: celle de penser pour lui et, souvent, contre les autres. Si l’homme eut une vie extérieurement terne, son œuvre (en particulier ce qu’il en reste, le Lunheng ) eut une destinée singulière: d’abord ignorée ou méconnue, elle fut, vers le IIIe siècle de l’ère chrétienne, largement pillée (on pouvait dans ce que de rares amateurs qualifiaient de «livre extraordinaire» puiser de quoi briller dans la conversation!), puis considérée pendant plus d’un millénaire comme un fatras hétérodoxe, en raison de ses attaques contre la pensée confucéenne. Elle n’a été vraiment mise à l’honneur qu’à l’époque contemporaine.

Une carrière intérieure

Wang Chong, né à Shangyu au Zhejiang, eut une existence matérielle précaire et une carrière exemplairement manquée. Orphelin de bonne heure et pauvre, il se montre d’abord enfant modèle, puis étudiant très brillant: doux prélude à de futures extravagances. Ban Biao, le père du fameux historien Ban Gu, est son maître à l’académie de la capitale de l’époque, Luoyang. Là, on le voit lire insatiablement à l’étal des libraires, retenant, dit-il dans un chapitre autobiographique, ce qu’il n’avait lu qu’une fois, mais plus soucieux, il est vrai, de l’esprit que de la lettre; ces vastes connaissances seront le point de départ de ses travaux critiques. Revenu dans sa ville natale, il occupe un modeste poste officiel, qu’il abandonne bientôt à la suite d’une brouille avec ses supérieurs. Alors, rompant avec toute convention sociale, il «ferme sa porte pour s’abîmer dans la méditation». Ayant (dit l’histoire des Han postérieurs) placé de quoi écrire près de sa porte, de ses fenêtres et à ses murs, il s’adonne à ses études, l’esprit serein et indifférent à la pauvreté. En 86, il accepte pendant deux ans un poste de sous-préfet avant de renoncer définitivement à la vie publique. Quand enfin un ami le recommande à l’empereur, il est malade et doit décliner l’honneur d’une entrevue; il mourra peu d’années plus tard.

Toute cette vie sans événements, il la consacre à sa passion: réfléchir, analyser, critiquer, démystifier. Il le fait, dit-il, avec un esprit plus libre que celui d’un prince ou d’un duc, en dépit des difficultés matérielles ou de la solitude. Car ses rapports avec les gens sont, eux aussi, non conventionnels: il dit aimer par-dessus tout se lier avec les hommes hors du commun, mais pouvoir rester un jour entier sans proférer un mot si son interlocuteur ne lui paraît pas à sa mesure; il déclare aussi, symptomatiquement, avoir été féru de dispute, mais ses arguments, paradoxaux et déconcertants de prime abord, finissent par convaincre par leur justesse et leur vérité.

Une pensée rationaliste

Pour mesurer la portée de l’œuvre critique de Wang Chong, il faut dire un mot du contexte intellectuel et philosophique de la fin des premiers Han. Le système dominant de l’époque est celui dit «du Yin et du Yang et des Cinq Éléments»: vertus femelle (yin ) et mâle (yang ) et cinq éléments (terre, bois, métal, feu, eau) constituent autant de puissances fondamentales opposées et complémentaires; le jeu alterné de leurs mutations (croissance et déclin) rend compte de l’ordre du monde. On retrouve les bases de ce système chez les écoles de devins de l’Antiquité dont les interprétations des soixante-quatre hexagrammes et des huit trigrammes avaient fourni l’amorce de théories classificatrices dès l’époque des Royaumes combattants; sous les Han, cela aboutit à la constitution d’ensembles spatio-temporels (avec correspondances multiples entre éléments, points cardinaux, couleurs, viscères, notes de la gamme, etc.): cette cosmologie magique permet d’expliquer tout l’univers, qu’il s’agisse d’astronomie, de physique, de géographie, aussi bien que d’histoire, de morale ou de politique. À côté de ces systèmes convenant autant à l’art des prophéties et des présages qu’à la prise en main par les légistes de l’ordre politique et social, on voit fleurir également maintes écoles qui s’adonnent à l’interprétation de plus en plus ésotérique des classiques. Cette scolastique exubérante, qui se situe à l’époque d’un puissant renouveau des études classiques, n’exclut nullement, au demeurant, l’existence d’un vigoureux courant taoïste, tant chez les lettrés et les savants (les magiciens taoïstes sont très en faveur auprès de plusieurs empereurs) que dans les masses populaires (ce qui aboutira aux mouvements millénaristes décisifs dans les rébellions de la fin du IIe siècle). Au milieu de ce foisonnement d’écoles et de sectes où dominent l’ésotérisme et les superstitions, il n’est guère étonnant de voir naître à la longue un puissant mouvement de réaction rationaliste qui commence avec l’apparition de l’épigraphie chinoise, quand les tenants des traditions en guwen («écritures anciennes», celles des copies des classiques retrouvées dans la maison de Confucius) rejettent désormais l’interprétation cabalistique des textes anciens. Ce mouvement salutaire se produit au Ier siècle de notre ère, à l’époque où vécut Wang Chong.

Ce dernier, face à la tradition scolastique, se présente comme le défenseur d’une pensée rationaliste, soucieuse d’examen critique, de raisonnement logique rigoureux et d’expérimentation sévère. Il est de fait que l’observation de la nature et du monde, l’examen des erreurs et des innombrables superstitions chinoises (celles qui entachent les systèmes philosophiques de l’époque comme celles qu’il pouvait trouver dans la littérature ancienne ou les histoires étranges, dont il était friand) devaient fournir à Wang Chong ample matière à spéculations. Aussi le voit-on remettre méthodiquement en question tous les concepts de la philosophie traditionnelle: de la pensée confucéenne comme des théories taoïstes, il n’empruntera, après examen, que ce qui lui plaît; ses écrits, énergiquement polémiques, font l’effet d’une impressionnante entreprise de débroussaillement.

Des quatre livres dus à Wang Chong, trois sont aujourd’hui perdus: il s’agit de deux ouvrages de portée essentiellement éthique (Ji su jieyi , Critique de la morale vulgaire ; Zhengwu , Du bon gouvernement ) et d’un traité (Yangxing shu, Sur l’entretien du fluide vital ) rédigé peu avant sa mort. L’œuvre maîtresse, la seule qui nous soit parvenue presque entière, c’est le Lunheng (qu’on pourrait traduire: Des pondérables ), examen critique des superstitions. Plus que d’un système ordonné, il s’agit d’une série d’essais variés, rédigés dans le but d’expliquer l’origine des erreurs vulgaires comme des exagérations et des fables de la littérature: il faut délivrer l’humanité de ce fardeau de croyances aberrantes et nocives. Bien que la pensée de Wang Chong conserve l’empreinte de son époque (yin et yang, système de correspondances, influences astrales, etc.), elle a néanmoins un caractère scientifique et très moderne, dû à l’absence de préjugés de l’auteur, à la sûreté de ses raisonnements, à son goût pour la logique comme pour les phénomènes concrets (de la biologie, de la génétique, de la météorologie, par exemple). Qu’il aborde des problèmes de philosophie naturelle ou de morale, qu’il traite de croyances religieuses ou de superstitions communes, Wang Chong mène scrupuleusement son enquête vers la vérité, en pesant au trébuchet de la raison les conceptions et les théories de son époque, et c’est ainsi qu’on voit petit à petit s’échafauder ses convictions personnelles. Il rejette tout ce qui n’est pas fondé en raison, en étayant ses argumentations d’exemples historiques ou littéraires, et en recourant le plus possible à l’expérience. En effet, qu’il s’interroge sur la destinée, les présages, le fluide vital, le tonnerre, la mort, les dragons, la divination, les miracles, qu’il démolisse les notions vulgaires de malheur ou de destin, qu’il réfute telle allégation d’un texte ancien, dans tous les cas, il cherche d’abord dans le domaine physique les causes naturelles (vérifiables) des phénomènes ou des superstitions. Ces spéculations d’un matérialiste antique, exprimées dans un style clair, incisif, voire mordant, font un ouvrage souvent passionnant et plein de vie; elles font aussi de Wang Chong, qui n’avait pas eu de prédécesseur et n’eut ni disciple ni successeur, un penseur sans équivalent dans l’histoire de la philosophie chinoise.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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